Paris, 17 novembre Note de lecture
Europa
La dernière chance de l’Europe
Valéry Giscard d’Estaing
Préface d’Helmut Schmidt
L’ancien président de la République
a le grand mérite de rompre le silence assourdissant des leaders politiques français
sur l’avenir devenu incertain du grand mouvement d’unification européenne qui a
marqué le dernier siècle. Il tire la leçon de la profonde divergence qui oppose
les pays décidés à poursuivre le processus d’intégration économique, monétaire
et fiscale et ceux qui se satisfont de la participation à un grand marché et
récusent l’objectif d’une union plus étroite ou se révèlent hors d’état d’y
participer.
Sa vision de l’avenir européen est
celle d’une union limitée à une douzaine de membres, les six fondateurs, les
deux Ibériques, l’Autriche, la Finlande, la Pologne après son entrée dans
l’eurozone et l’Irlande, si elle parvient à surmonter son particularisme
référendaire. Baptisée Europa pour la
distinguer de la grande Union européenne qui subsisterait, cette entité plus
restreinte se donnerait comme objectif la mise en place « d’une Union
monétaire, budgétaire et fiscale, à l’espace homogène, dotée à terme d’un
Trésor public, et d’un mécanisme de solidarité financière ». L’auteur ne
dissimule pas que son projet se limite à l’intégration économique. Il renonce à
l’objectif d’une intégration politique incluant politique étrangère et défense
jugeant que ni les gouvernements ni les peuples ne l’accepteraient. « La
proposer aurait alors un effet négatif ».
Fidèle à la préférence française
pour l’intergouvernemental mais tirant les leçons de la paralysie résultant de
l’exigence d’unanimité, l’ancien président de la Convention pour l’Europe
propose qu’Europa soit gouvernée par un « Directoire » composé des chefs
d’Etat et de gouvernement, prenant ses décisions à la double majorité des Etats
et des populations et doté d’un secrétaire général. Ce Directoire serait doté
d’un président et d’un vice-président, « l’un venant des grands pays…,
l’autre des moyens ou petits », le président se déchargeant de sa
responsabilité nationale. A terme l’un et l’autre pourraient être élus par un
Congrès des peuples composé pour deux tiers de membres des parlements nationaux
et pour un tiers de députés européens. Ce Congrès où figureraient les leaders
politiques nationaux devrait contribuer à l’émergence d’une « société
politique européenne ». Il n’est cependant pas précisé si le Congrès
aurait une fonction législative ou de contrôle du Directoire.
L’auteur du projet se rallie à la
formule inventée par Jacques Delors de la fédération d’Etats-nations,
« conservant leurs identités, et gérant sur le mode fédéral les
compétences qu’ils lui attribuent ». Il récuse expressément le schéma
traditionnel des fédéralistes voyant dans la Commission l’amorce d’un
gouvernement et dans le Conseil celle d’une chambre haute, d’un Sénat. A
certains égards, le projet Europa parait en recul, du point de vue démocratique
sur l’Union à vingt-huit. M. Giscard d’Estaing abandonne son ton habituellement
modéré lorsqu’il dénonce le « coup d’Etat de Bruxelles », à savoir la
prise d’influence du Parlement sur la désignation du président de la
Commission. Faut-il rappeler que la formule des candidats désignés avant les
élections, suggérée par Delors, correspond à l’usage des démocraties
parlementaires de choisir pour premier ministre le chef du parti arrivé en tête
aux élections ? Au demeurant, les membres du Conseil européen ne manquent
pas de moyens d’influencer le choix des candidats pré-désignés avant les
élections. Autre caractéristique du projet qui l’éloigne du fédéralisme,
l’absence de proposition visant à mettre en place un véritable budget commun
alimenté par des ressources propres et qui permettrait de créer ou de renforcer
des politiques ou des actions communes.
Trop fédéraliste pour les uns, trop
intergouvernemental pour les autres, le projet de Valéry Giscard d’Estaing
soulève trois questions majeures : la sélection des pays appelés à fonder Europa, les relations entre Europa et l’Union européenne, la
contradiction entre une intégration politique très poussée et le renoncement à
l’union politique.
La liste des pays ayant vocation à
participer à Europa ne manquera pas
de soulever des objections, y compris de la part de pays peu disposés à une intégration
plus poussée ou attachés à la règle d’unanimité en matière de fiscalité. C’est
un grand mérite de la proposition de M. Giscard d’Estaing que les placer face à
leurs contradictions. On doit s’attendre à une forte réticence de notre
partenaire allemand, supposé être avec nous le promoteur d’Europa, à se couper de son hinterland oriental. Au demeurant on ne
voit pas quel critère objectif permettrait d’écarter les pays baltes qui ont
fait et font de grands efforts pour rejoindre l’eurozone.
Les relations d’Europa avec l’UE sont difficiles à imaginer et Giscard se garde
bien de le faire. Que l’on songe à la politique commerciale qui relève de la
compétence exclusive de l’UE, à la
politique de concurrence, domaine où la Commission dispose de pouvoirs de
décision, à la politique agricole élément essentiel du budget de l’UE, de la
politique de cohésion dont dépend le rattrapage des Etats d’Europe de l’Est
qui, à l’exception de la Pologne, n’auraient pas vocation à rejoindre Europa.
C’est le renoncement à l’union
politique qui constitue la principale difficulté du projet de l’ancien
président. Certes M. Giscard d’Estaing n’a pas tort de constater qu’aujourd’hui
les conditions n’en sont pas réunies. Mais le réalisme dont il se réclame
devrait aussi le conduire à reconnaître l’extrême fragilité d’une union
économique et fiscale non encadrée dans un système de solidarité politique. La
France se plaint de supporter seule ou presque le poids des interventions
outre-mer. Pourrait-elle accepter une union fiscale n’en tenant aucun
compte ? Enfin nombreux sont les domaines où union économique et politique
ont des frontières floues, qu’il s’agisse de la lutte contre l’immigration
illégale, de la répression de la criminalité internationale, de la police
d’internet, de l’énergie, du climat, des armements..
Est-ce faire preuve d’irréalisme que
parier sur la contrainte de la nécessité ? Comment nos peuples et nos
gouvernements pourraient-ils choisir durablement de demeurer des nains dans un
monde de géants ?